DE JAAZIEL, DIT JAAZIEL CAVALERA
AU SEIGNEUR PYTHON, PRINCE DES ESPRITS DE MENSONGE.


J’avais engendré une espèce de caméléon, un homme qui jamais ne se ressemblait. Si son âme, au fond, gardait sa constance derrière ses grands mensonges, sa tête et son corps allaient changeant, en fonction de ses humeurs et besoins. Bien sûr, nous n’ignorons pas, vous et moi, le métier qu’il exerçait, envers et contre tous, réclamait des masques, des costumes chaque fois différents, sombres ou clinquants. Sa mort l’aura quelque peu immobilisé : jamais il ne vieillira plus que ses trente ans. Or, nous savons aussi que, de vous et moi, il hérita un sang à la fois angélique et démoniaque, même atténué par son humanité. Déjà, le temps avait une prise si lente sur lui, qu’à l’âge adulte bien avancé, il semblait tout juste sortir de l’adolescence.
D’aucun n’y verront qu’un joli minois, une « gueule d’ange » sans défense. D’aspect chétif, voire malingre, il avait cruellement maltraité son corps ; l’avait amaigri, bardé de tatouages et cicatrices pourtant, selon lui, c’était une démarche artistique. Alors, certes, à première vue, le sobriquet « Bambi » lui seyait à merveille. Or, c’aurait été pourtant dangereux d’oublier de qui il tenait. Le trait légendaire des Raaziel, qui dessinait finement sa figure, parait désormais ressortir : aussi glacé et outrancièrement beau. Sa bouche gourmande sait encore déverser son venin mortel, ses yeux empruntaient le bleu saphir étoilé semblable à ceux de l'archange, et capables de percer le cœur des gens. Sa chevelure a retrouvé son gris argenté d’origine : saviez-vous, cet enfant s’attristait de ne pas posséder nos blancs cheveux, aussi passait-il par toutes les couleurs possibles et imaginables. Devenu démon, il ne se souvient ni de son passé, ni de ces petites tracasseries physiques. Pourquoi le voudrait-il quand son aura malfaisante lui donne une envergure digne d’un roi.
Sans aucun doute, Side est mon fils et votre descendant le plus remarquable. Je comprends alors votre besoin de le couvrir de vos ailes protectrices. On aurait tort de gâcher pareil potentiel… Car je sais que cette bonté qui vous anime cache d’autres désirs rancuniers. C’est une veuve noire que vous vous efforcez de faire naître : une beauté fatale. Et vous réussirez vos desseins, j’en suis convaincu, car n’a-t-il pas sacrifié son existence humaine, brulé dans les flammes infernales, pour se réincarner enfin, fier d’une force nouvelle. Même ses mains fragiles et ses doigts fins sont désormais capables de broyer le cou d’un homme, d’un démon ou d’un ange trop entreprenant. Vous connaissez le pourquoi de cette réincarnation si surprenante, quand lui a oublié. Pourquoi ? Pourquoi un geste si extrême ? J’aimerai que vous m’éclairiez sur ce point.
Ah, saviez-vous ce qu’il déclarait à tout va : « Je mourrai à trente ans, pour faire un beau cadavre. » Cela m’attriste : il aura réalisé son souhait morbide.

DU SEIGNEUR PYTHON, PINCE DES ESPRITS DE MENSONGE,
A BALAM, ROI DU SOIXANTE-TROISIÈME ROYAUME INFERNAL


Vous êtes, mon ami, je le crains, prisonnier d'une existence terrestre, pour quelques temps encore. Grand mal vous pris de gagner la terre, et votre curiosité vous perdit car voici, tandis que vous geigniez celui que vous admiriez tant, que vous enterriez ce fictif corps, un miracle se produisit. Là, aux Enfers, nous assistions à une incroyable renaissance. Y croiriez-vous si je vous contai ?! Ma plume tremble, je l’avoue, est-ce d’excitation ou la crainte de ne pas utiliser le Verbe approprié ? Je commencerai mon discours alors, par cette simple néanmoins cruelle révélation : Sid, ma précieuse descendance, la chair de ma chair, mon sang, a rendu son dernier souffle. Ici, le temps coule autrement, des siècles semblent avoir coulé quand quelques jours à peine se passèrent sur Terre. Je n’ai pleuré aucune larme, la force me manquait. J’avais déjà déversé des torrents lorsque Dieu me défit de mon bel époux. Mais, croyez-le ou non, j’étais affligé et fomentais d’obscurs plans pour le venger, sans même connaître son assassin.
Vous ais-je dis, un miracle se produisit. Un matin, ou était-ce une nuit, l’on vint me quérir de la part du Seigneur Satan. Il fallut cependant toute la persuasion du monde, plutôt d’abominables menaces, pour me trainer jusqu’à cette royale demeure que j’abhorrai. J’arrivai donc à destination, le cheveu dépeigné d’un sommeil agité, ma toge froissée, mes pieds nus sur la lave fraîche. Le maître des lieux ne me gratifia pas de sa présence, et j’en fus fort soulagé. Un vassal me conduisit à une chambre. Tout y était d’une blancheur lumineuse, voire aveuglante. Pourtant, mes yeux, habitués aux phares du Paradis, distinguèrent sitôt la forme accroupie sur l’immense couffin.
Par les Cieux de l’Enfer, vous le verriez mon ami ! Sa beauté inouïe m’inonde de fierté. Aussi opalescent que vous êtes sombre, il est de ces rares démons blancs. Oui, parmi toutes ces monstruosités mi animales mi angéliques, il se dresse de tout son auguste personne, savant mélange de trois races. Sa stature est celle de l’humain qu’il était autrefois, peut-être plus petite et plus mince, mais ses longues cornes savamment sculptés, d’ivoire, d’argent et d’or, se posent en inestimable diadème sur sa tête au port princier. Pourtant, il ne renie en rien ses ancêtres les anges, auxquels il dût voler la grâce aérienne, la pâleur surnaturelle et la longue chevelure métallique.
Side, tel sera son nom de démon colérique, ressemble en tout point à son double humain. A ceci près qu’il n’appartient plus au monde des mortels. Ah, pardonne mon blasphème, malgré tout, je bénis Dieu et le Diable d’avoir fait de nous ces créatures au-dessus de tout et la Mort. La déification aura exécuté son œuvre de façon merveilleuse sur ce spécimen-là. Or, cette spécificité bien à lui et chère à de rares semblables, n’augure jamais rien de bon. On ne saurait pourtant détourner le regard de pareil spectacle : nous sommes, pauvres démons, comme des insectes attirés par la lumière. Oh, mon roi, nous voulons tellement toucher l’intouchable, en témoigne notre haine passionné pour nos frères anges. Mais ces Blancs Diables à l’apparence si proche du divin causent maux et douleurs infâmes à qui ose les souiller.
Celui-là, que j’observais nuit et jour depuis le moment de son apparition, ne se contentait pas d’exposer tous ses démoniaques atours, ses célestes atouts, il les portait aussi ! Un don, sinon obole : de ma part il reçut le venin qui coule désormais dans son sang, apte à tuer quiconque, et de ma Némésis, mon tendre époux, les plumes des suppliciés, qu’on accrocha par des pointes, -reforgé du même fer que celles qui transpercèrent le Christ-, à ses immenses et élégantes cornes. D’autres détails néanmoins, vinrent s’ajouter à son hypnotique personne. Par exemple, il hérita des Raaziel, les crocs et le goût de la chair fraiche. Ais-je omis d’ajouter, seigneur Balaam, cet être dont vous vous étiez si faiblement entiché, il n’a plus d’yeux et parle à demi-mots. Ses oreilles, ses gestes s’expriment et voient pour lui et les autres.

"Il n'est pas pire traîtresse que la Sincérité."

DE JAAZIEL, DIT JAAZIEL CAVALERA
A PYTHON, PRINCE DES ESPRITS DU MENSONGE.

Oseriez-vous encore douter ? Il est mon fils, nos sangs. Qu’importe que vous l’ayez observé du Ciel ou de l’Enfer, mon père, il a vos yeux acrimonieux et votre verve venimeuse, votre dégoût partagé pour le genre humain, et l’inhumain. Ses crocs ont plus de mordant lorsqu’il chante, mais je reconnais bien là votre fiel. Il est mon fils, pourtant je ne vois en lui qu’un double de vous. Comme si deux ne suffisaient pas !
Je me souviens, étaient-ce les songes d’un parent fou de tristesse : son rire joyeux et franc, ses gestes tendres néanmoins tremblants… Ses petites mains d’enfant et ses larges orbes noirs qui me suppliaient sans mot, de rester auprès de lui. Pour sûr, si le gêne est un stigmate indélébile, de vous j’ai reçu l’indifférence. Il eut pour mère une lointaine parente de celle qui me mit au monde, et nous eûmes au moins cela en commun : à demi ange, elles nous haïrent du plus fort de leur cœur inexistant. Je me souviens encore, le jour où son innocence éclata en morceau. Elle saigna là, pareille à son frêle crâne taillé par les éclats de verre d’une table brisée. Il comprit alors, à son corps défendant, que l’amour n’existe pas pour ceux de sa race. Ainsi, du haut de ses quatre ans, ma progéniture m’arracha mes droits de père. L’affection secrète que je lui portais alors, devint ma plus terrifiante ennemie.
Le comprendriez-vous seulement père, vous dont je n’ai jamais vue ne serait-ce que l’ombre. Il grandissait et son antipathie, -dont sa mère et moi étions responsables-, œuvrait mieux que l’engrais qu’on met aux pieds des plantes carnivores. Oh, les diables enragés m’en soient témoins, Sid incarnait la rancœur à l’état pur ! Or, tandis que je pleurais à chaudes larmes ma joie broyée, son orgueil n’avait de cesse de m’intimider. Fier, en effet, il pouvait se montrer, la scène et les spots lumineux le mettaient si bien en valeur. Les hommes et les femmes caressaient sa suffisance, sa vanité, son insolence avec profusion, comme les esclaves aux archidiables sur leurs trônes. Pour leur plaire plus encore, il devint menteur, posa sur son admirable visage un masque si parfait, qu’il ne put s’en défaire.
Puis à nouveau il connut l’amour, le véritable, le douloureux. Oui, Sid tomba pour la Colère en personne. Ne l’aviez-vous pas rencontré à ce moment-là père ? Je sais comment vous jouiez de sa ferveur touchante et hésitante, pour manipuler ses sentiments. Car, à l’image de feu votre épouse, il aima l’Amour et la détesta tout à la fois, et c’était là sa faiblesse. Toutefois, vous ne pouvez signer seul ce crime infâme. Vous n’étiez, après tout, que l’un des nombreux acteurs de cette farce mortelle. Sa/la Colère, malheureusement, l’empoisonnait depuis sa création.